1.400.000 inactifs ! Vraiment ?

En juillet 2020, le professeur Stijn Baert de l’UGent a publié une étude intitulée : « The Iceberg Decomposition : A Parsimonious Way to Map the Health of Labour Markets »

Même si l’analyse est un peu plus complexe, les médias belges en ont retenu une conclusion essentielle : il y a 1.400.000 personnes inactives en Belgique (en fait 1.372.000 mais cela n’a pas beaucoup d’importance, on est de toute manière dans les marges d’incertitude statistique).

Voici quelques critiques – de natures diverses – de l’approche et des données utilisées :

  • quel est le sens profond de la démarche de Stijn Baert ? ; faut-il que tout le monde soit actif (en emploi ou en recherche d’un emploi) en permanence, tout au long de sa vie ? ; est-ce vraiment un idéal, sociétal et économique ? ; même sans évoquer le bien-être des personnes concernées je suis intimement convaincu de l’utilité sociale et économique de « temps de pause »Â ;
  • les indicateurs retenus sont-ils pertinents ? ; illustration par l’absurde : la société et notre niveau de vie (matériel et immatériel) se porteraient-ils mieux si les 1.400.000 inactifs avaient tous une heure de travail par semaine, ce qui donnerait un taux d’activité de 100% ? ;
  • la « labellisation » des activités induit parfois une vision étroite ; exemple : une personne qui dispose de six semaines de congé par an est reprise dans les actifs tandis qu’un jeune (ou moins jeune…) travailleur qui s’arrête pendant un mois et n’a pas de contrat en poche (il ne cherche même pas parce qu’il sait qu’il trouvera facilement un job en tout état de cause) sera considéré comme inactif ;
  • les personnes malades ou accidentées et prises en charge par la protection sociale sont, pour partie, considérées par l’Enquête sur les forces de travail comme non-actives (exemple : un travailleur qui est passé du chômage à l’INAMI) alors même qu’elles sont prises en charge par la sécurité sociale parce qu’elles ont été actives et le redeviendront ; 
  • la non-prise en compte de personnes en formation professionnelle pose problème dès lors qu’il est beaucoup insisté sur la nécessité de se former ; au passage on notera qu’une personne qui a la chance de suivre une formation longue dans ses heures de travail sera considérée comme active mais pas une personne qui la suit en étant chômeuse sans être immédiatement disponible sur le marché du travail ; cette dernière sera dès lors considérée comme inactive ;
  • les personnes travaillant à l’étranger mais ne vivant pas en Belgique tout en y étant domiciliées ne sont pas répertoriées comme actives mais bien comme inactives ;
  • il ne faut pas oublier les personnes de 25 ans et plus qui sont étudiantes ;
  • même si c’est statistiquement relativement anecdotique, le non prise en compte des personnes vivant dans un ménage collectif (prisons, maisons d’accueil de personnes porteuses de handicaps…) est symboliquement violent ;
  • enfin, il n’y a pas, c’est un euphémisme, de corrélation « forte » au sein de l’Union européenne entre le taux d’activité des 25-64 ans et le revenu national brut (RNB) par tête.

Les données administratives permettent d’aller plus loin dans l’analyse.

  1. Premier constat : le nombre de personnes inactives calculées à partir des données administratives est moindre que celui résultant de l’Enquête sur les forces de travail : en  2019 la population inactive estimée par l’IDD s’élève à 1.209.000 (et encore, ce nombre est probablement sur-estimé) alors que Stijn Baert l’estime à 1.372.000. Une différence de 163.000 personnes ce n’est pas rien !
  2. Mais là n’est pas le point essentiel. Il réside dans le regard que l’on porte sur les différentes composantes de la population des inactifs et de leurs caractéristiques. Rappelons à cet égard, par exemple, que, dans les inactifs, il y a de nombreuses personnes (247.000 personnes en incapacité de travail, 59.000 handicapé.e.s, 43.000 bénéficiaires du revenu d’intégration non inscrits comme demandeurs d’emploi, public probablement très fragile) dont la remise à l’emploi est soit impossible ou non souhaitable ou nécessite des dispositifs qui sont aujourd’hui quantitativement et qualitativement insuffisants. Trois commentaires ici :
  • la plupart des personnes en incapacité de travail retourneront sur le marché du travail à l’issue de leurs difficultés de santé ; ces personnes ont un lien fort avec le marché du travail, ne serait-ce que parce qu’elles sont en incapacité de travail après avoir été à l’emploi ou au chômage, même si elles sont temporairement inactives ; ceci plaide pour une approche dynamique de l’activité et de l’inactivité ;
  • les personnes en fin de carrière constituent certes un réservoir potentiel pour augmenter le taux d’activité ; mais deux remarques à cet égard : 1° faire glisser des personnes d’un statut de fin de carrière à un statut de chômeur sans réelle perspective d’emploi n’a pas beaucoup de sens et 2° on sait que les réticences pour embaucher des chômeurs âgés restent vives ;
  • si, certes, les concepts de base pour suivre le marché du travail sont simples (d’une part les actifs, dont font partie les chômeurs, et d’autre part les inactifs), ils empêchent peut-être aussi une vision à 360° ; illustration : une personne qui reprend des études de plein exercice à 35 ans me semble tout aussi active (le mot est utilisé ici dans le sens courant) qu’un salarié qui se forme dans son entreprise.

Il est évident que l’activité dans un emploi est d’un grand apport dans la vie de la plupart d’entre nous. Ceux qui n’en n’ont pas souvent en souffrent et manifestent cette souffrance de diverses manières. Mais les emplois sont de qualité variable, certains d’entre eux n’étant pas utiles économiquement, ni socialement, ni individuellement, alors que des activités menées hors champ de l’emploi par des actifs et des inactifs sont très utiles.

Plus que d’agrégats très grossiers, une politique de pleine participation nécessite des lectures plus sophistiquées et nuancées des réalités socio-économiques, une vision dynamique des parcours de vie, des indicateurs fins, des dispositifs nombreux et forts (crèches, formations généralistes et pointues, aides à la création d’emplois, amélioration des conditions de travail, divers accompagnements…) pour rencontrer les difficultés objectives de nombreuses personnes et de (re)donner du sens à beaucoup d’activités, dans et hors l’emploi.

Plus dans la note jointe.

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