Les pièges à l’emploi : le nÅ“ud du problème n’est pas la fiscalité

Combien de fois n’entend-on pas des interventions plus ou moins nuancées pour évoquer ce que les économistes appellent les « pièges à l’emploi » (ou encore pièges à la pauvreté) ? Cela va depuis le commentaire de comptoir « Chômer rapporte plus que d’aller travailler » jusqu’à la proposition plus sophistiquée qu’il faut « augmenter la quotité exonérée à l’IPP pour accroître le différentiel entre le salaire net et l’allocation de chômage ».

Cette analyse de l’IDD vise à faire le point sur cette réalité que le gain financier net d’accepter un travail ou de travailler plus d’heures est parfois faible, voire négatif. On fera d’emblée remarquer que l’évolution nette du niveau de vie en cas de retour à l’emploi peut être mesurée au niveau individuel du chômeur qui retrouve un job comme au niveau de son ménage.

On parle d’évolution nette parce qu’il faut évidemment intégrer dans le calcul diverses dépenses liées à l’exercice d’un travail (essentiellement les frais professionnels non remboursés et d’accueil pour les enfants) mais aussi, on l’oublie trop souvent, la perte, le cas échéant, d’aides ou de prestations sociales, dans le chef de celui qui (re)trouve un emploi comme dans celui d’un autre membre du ménage.  

Voici les principales conclusions des simulations et réalités explorées dans cette analyse de l’IDD.

Mensualiser le revenu annuel net « augmente » de manière visible les écarts entre l’allocation de chômage et le revenu disponible issu d’un retour à l’emploi dans la mesure où les comparaisons se font en général avec le salaire mensuel net, sans tenir compte de l’apport du 13ième mois et du double pécule de vacances. En tout état de cause, il faut faire évoluer le système traditionnel de rémunération de telle manière à mensualiser le revenu annuel pour mieux faire apparaître l’écart réel des revenus du travail par rapport aux allocations sociales ; cette seule réforme permettrait d’assainir le débat et d’éviter une vision réductrice du salaire net apporté par un emploi.

Si le retour à l’emploi se fait aux conditions salariales de l’emploi précédent le chômage, le gain de revenu disponible est conséquent – il se chiffre en plusieurs centaines d’euros par mois – en particulier quand on compare l’allocation de chômage avec le net annuel mensualisé. A première vue il n’y a donc pas, dans ce cas, de piège à l’emploi.

Mais si on tient compte des frais de déplacement et, le cas échéant, des frais pour l’accueil des enfants et/ou de la perte d’avantages sociaux, le gain en niveau de vie peut, dans certaines circonstances, se réduire à pas grand chose, voir être négatif.

En outre, et c’est le cÅ“ur du problème des pièges à l’emploi, un chômeur peut être amené à accepter un job avec un salaire moins élevé que celui dont il bénéficiait précédemment. En principe, le salaire brut peut descendre jusqu’au niveau où la somme du salaire net et des frais de déplacement est au moins égale à l’allocation de chômage ; quand il y a des enfants à charge, il faut tenir compte aussi des allocations familiales (qui peuvent varier en fonction de la hauteur des revenus du ménage) ; quand l’emploi possible est à temps partiel, il faut aussi tenir compte, le cas échéant, de l’allocation de garantie de revenus (AGR).

Toutes choses égales par ailleurs, l’ampleur du piège à l’emploi augmente quand le nouveau salaire proposé s’éloigne – vers le bas – du salaire précédent. Il semble qu’il n’existe pas de données qui permettent de comparer les salaires des chômeurs qui retrouvent un job avec ceux dont ils disposaient avant de perdre leur emploi. C’est une recherche qui doit être lancée pour déterminer le nombre de personnes réellement affectées par un piège à emploi et mesurer les écarts réels entre le niveau de vie après le retour à l’emploi et l’allocation de chômage.

Une augmentation de la quotité exonérée d’impôt est souvent mise en avant comme la solution du problème ; une telle mesure

  • accroît certes le différentiel salaire net – allocation, mais ce n’est pas indispensable dans certaines configurations, en particulier quand le salaire du nouvel emploi est égal à celui de l’emploi précédent ;
  • ne compense qu’en partie les coûts et pertes liés à la reprise du travail ; 
  • ne change rien ou pas grand chose pour les tout petits salaires ;
  • pèse peu pour tous ceux dont le véritable piège à l’emploi est un piège « administratif » lié à d’incessants allers-retours emploi – chômage pour des jobs de courte durée (interruptions de l’indemnisation, recalculs d’allocations…) ;
  • permet, le cas échéant, de diminuer encore plus le salaire mensuel brut considéré comme « convenable » (pression vers le bas sur les salaires) ;
  • accorde un avantage à tous les travailleurs, même ceux qui sont très à l’aise, qui ne sont en rien concernés par d’éventuels pièges à l’emploi.

D’autres solutions, moins coûteuses et plus efficaces parce que ciblées, permettraient de résoudre les problèmes là où il y en a :

  • transformer les réductions d’impôt essentielles, en particulier celles pour les enfants à charge, en crédits d’impôt immédiatement et intégralement remboursables ; si on devait décider d’une augmentation de la quotité exonérée d’impôt, ce serait bien de transformer celle-ci en crédit d’impôt de ce type ;
  • atténuer l’effet de seuil en matière de tarif social (ce qui nécessite une réforme plus globale des dispositifs d’intervention sociale en matière d’énergie) ; en attendant, une partie de la perte ne pourrait-elle pas être intégrée dans la détermination d’un salaire « convenable »Â ; 
  • améliorer et simplifier le dispositif de l’allocation de garantie de revenus ;
  • tenir compte d’autres dépenses (ex : les frais de garde d’enfant(s)) – le cas échéant sous forme forfaitaire – pour déterminer si le salaire lié à un emploi peut être considéré comme « convenable »Â ;
  • mieux aider les mamans avec de jeunes enfants et de faibles revenus – particulièrement concernées par les pièges à l’emploi – en matière de disponibilité de dispositifs d’accueil d’enfant(s) et de leur accessibilité financière ;
  • mieux précompter les allocations de chômage, sans modifier le revenu final d’un chômeur, devrait ici aussi mieux visibiliser le véritable écart de revenus ;
  • imposer des contrats de travail corrects ; par exemple, seul un emploi d’au moins un tiers temps, comportant des journées de travail d’au moins trois heures, devrait être considéré comme convenable.

Des mesures qui ont principalement d’autres motivations, comme l’individualisation des droits sociaux, peuvent aussi contribuer à réduire les pièges à l’emploi.

Dans la « vraie vie », il y a de nombreux autres paramètres dont il faut tenir compte en matière de pièges à l’emploi. En voici quelques-uns (liste complète dans la note) :

  • le recours croissant à des formes de rémunération autres que le salaire proprement dit peut modifier le différentiel niveau de vie – allocation ;
  • la perte du statut BIM signifie aussi la fin d’autres avantages sociaux (tarifs réduits pour les soins de santé, réductions sur les transports en commun, réductions de taxes locales) qui peuvent compter beaucoup pour certains ménages ;
  • pour des personnes endettées, la totalité du revenu supplémentaire peut partir en remboursement de la dette ;
  • l’augmentation du loyer social absorbe une partie de la hausse du revenu du ménage tout comme l’augmentation de la participation financière des parents pour les frais de crèche ;
  • il peut aussi y avoir un impact sur les allocations d’études ;
  • etc.

Trois conclusions politiques majeures : en matière de pièges à l’emploi

  • il faut évidemment réfléchir en niveau de vie du ménage (qui tient compte de la totalité des impacts de la (re)mise à l’emploi) et pas seulement en revenus nets ;
  • au total, la fiscalité n’apparaît pas comme le nÅ“ud du problème ; d’autres dimensions ont un impact plus significatif sur l’écart entre le niveau de vie après la reprise d’un emploi et l’allocation de chômage ; on pense en particulier aux situations où il y a perte d’avantages sociaux et/ou le nouveau salaire est (beaucoup) plus faible que le salaire précédent ; l’émergence de la question énergétique et l’avantage très important apporté par le tarif social oblige à intégrer cette dimension dans la réflexion sur les pièges à l’emploi ;
  • il y a trop d’études sur les pièges à l’emploi – et cette analyse n’échappe pas à cette critique – qui se basent sur des situations types, souvent épurées ; mais on manque cruellement de données sur les personnes/ménages réellement concernés, sur l’ampleur des pièges à l’emploi et sur les multiples mécanismes et dispositifs concrets qui, dans chaque situation, créent véritablement le piège à l’emploi éventuel ; il faut plus documenter cette réalité, pas l’analyser seulement au travers de prismes souvent tronqués ou réducteurs.

Reste une question de fond, essentielle : « combien est assez ? » ; autrement dit, que l’on renonce à un job ou qu’on l’accepte, quelle différence de niveau devie est-elle jugée juste, suffisamment incitative ? La réponse varie certainement d’une personne à l’autre, d’une situation à l’autre. On peut, par exemple, supposer qu’une différence « correcte » aura moins d’attrait, toutes autres choses égales par ailleurs, si c’est un job de 15 jours ou s’il est à durée indéterminée. Des observations de terrain montrent très clairement que la différence allocation – salaire net n’est pas la seule motivation, loin de là. Mais, quoi qu’il en soit, laisser des personnes ou ménages en reprise d’emploi avec un niveau de vie dégradé ou que marginalement amélioré est inacceptable ; c’est une fabrique à ressentiment.

Plus dans la note ici.

Philippe Defeyt

 

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