Pauvreté et redistribution des revenus

Quelques réflexions en amont du futur plan fédéral de lutte contre la pauvreté

4 messages essentiels

  1. Un plan de lutte contre la pauvreté monétaire doit d’abord combler les inégalités entre les ménages à petits revenus. Les niveaux de vie, pour un même revenu, sont trop éloignés d’un ménage à l’autre. Par exemple : l’accès à un logement social améliore le pouvoir d’achat de 300 € à plus de 600 €/mois ; le ménage qui en est privé par pénurie de logements sociaux perd autant de pouvoir d’achat.

  2. Un plan de lutte contre la pauvreté monétaire doit augmenter les revenus liés à la charge d’enfants (allocations familiales et réductions fiscales). Ceux-ci sont très éloignés du seuil de pauvreté. Amener les seuls revenus du parent ou des parents au niveau du seuil de pauvreté laisse donc malgré tout les familles en-dessous du seuil de pauvreté, vu l’insuffisance des soutiens de la collectivité.

  3. Un plan de lutte contre la pauvreté monétaire doit s’inscrire dans une réforme globale des mécanismes de la redistribution des revenus, et pas pensé séparément. C’est pour cela qu’il est essentiel de jeter des ponts entre le plan de lutte contre la pauvreté et la réforme de l’IPP, elle aussi à l’ordre du jour de la Vivaldi.

  4. Enfin, il faut regretter que les indicateurs de pauvreté couramment utilisés génèrent de la confusion méthodologique, sociale et politique. Il faut donc en changer pour mieux penser la pauvreté et construire un plan de lutte contre la pauvreté monétaire rencontrant les difficultés des ménages en bas de l’échelle des revenus.

Un travailleur avec un salaire mensuel moyen de 2.500 €/bruts serait-il considéré comme pauvre si on interrogeait des gens dans la rue. Je ne le pense pas. Pourtant, avec un tel salaire, un parent seul avec deux enfants âgés entre 14 et 17 ans sera considéré comme vivant dans un ménage pauvre sur base de la définition européenne du « risque de pauvreté ».

L’interprétation fausse de ce qu’on appelle couramment « les travailleurs pauvres » est une illustration parmi beaucoup d’autres des difficultés liées à l’omniprésence dans les débats du référentiel imposé par l’Europe en matière de mesure de la pauvreté.

On doit faire le désolant constat suivant : le référentiel devant porter un plan de lutte contre la pauvreté

> est souvent mal compris et donc mal interprété ;

> est basé sur une approche « familialiste », vision contraire à celle de l’individualisation des prestations sociales et de l’IPP (l’IPP est individualisé depuis longtemps) ;

> se base sur un système d’unités de consommation (technique utilisée par les économistes pour comparer les niveaux de vie de ménages de taille et de composition différentes) : pas actualisé, indifférent au niveau des revenus et contraire, pour ce qui est des enfants, aux choix faits par les trois régions suite à la dernière réforme de l’État : toutes ont décidé d’allocations identiques entre 0 et 17 ans alors que le calcul du taux de pauvreté distingue les enfants avant et après 14 ans ;     

> ignore de facto de nombreux pans de l’action sociale (l’amélioration du niveau de vie apporté par l’accès à un logement social en constitue l’exemple le plus parlant) et laisse donc dans l’ombre les inégalités de niveaux de vie au sein de la population des personnes/ménages à petits revenus.

On notera encore que le ménage est une boîte noire en terme de redistribution de revenu et partir du principe qu’il y a, par définition, une distribution équitable des revenus au sein du ménage peut cacher des situations difficiles, en particulier pour les femmes.

Tout cela génère de la confusion méthodologique, sociale et politique ; deux illustrations :

> La proposition d’amener les allocations sociales au seuil de pauvreté individualise un seuil de pauvreté qui est calculé sur une base « familialiste »Â ; par ailleurs, amener les seuls revenus du parent ou des parents au niveau du seuil de pauvreté laisserait malgré tout les familles en-dessous du seuil de pauvreté officiel au vu de l’insuffisante prise en compte de la charge d’enfants par les allocations familiales et les réductions fiscales pour enfants à charge.  

> Concrètement, imaginons que demain toutes les familles pauvres belges accèdent à un logement social, voient leurs dettes annulées et que les enfants de ces familles bénéficient d’un abonnement gratuit pour le bus, d’un repas gratuit tous les jours d’école et de stages gratuits pendant toutes les vacances scolaires, tout cela n’aurait aucun impact sur le taux de pauvreté (tel que mesuré aujourd’hui en tout cas) alors même que le niveau de vie de ces familles en serait grandement amélioré !

Il faut donc d’abord réfléchir une réforme de la redistribution des revenus pour, ensuite, sur une base claire, y glisser un plan de lutte contre la pauvreté monétaire. En voici les axes que je propose :

  1. Une individualisation totale, sans compromis, des prestations de sécurité sociale : les revenus de remplacement sont établis sur une base assurantielle, indépendamment de la situation familiale, en référence au taux isolé actuel. Pour ce qui est des salaires, le calcul du net – avant prise en compte des personnes à charge – continue à se faire sur une base individuelle.
  2. La prise en compte des personnes à charge (enfants et autres) se fait sur une base forfaitaire, sous forme d’un crédit d’impôt intégralement et immédiatement remboursable. Se basant sur les budgets de référence du CEBUD, il est proposé un forfait de +/- 400 €/mois par personne à charge. Au passage on en profite pour supprimer – en matière de prise en charge fiscale – la distinction entre ménages mariés (ou en cohabitation légale) et les ménages de fait.
  3. Les allocations familiales et les réductions fiscales sont additionnées et accordées sous forme d’un forfait unique. Deux possibilités ici : soit la compétence est totalement transférée aux régions, à charge pour les régions d’augmenter les montants des allocations familiales, soit elle est rapatriée au niveau fédéral et les réductions fiscales pour enfants à charge sont augmentées d’autant et transformées en crédits d’impôt immédiatement et totalement remboursables.
  4. Le maximum à facturer est renforcé.
  5. Les multiples « petites » aides sociales (par exemple le fonds mazout) sont, autant que possible, intégrées dans une augmentation des revenus nets en bas de l’échelle des revenus ; les seuils d’intervention des aides sociales sont harmonisés, idéalement à tous les niveaux de pouvoir, a minima à chaque niveau de pouvoir ; c’est le revenu qui sert de référence, non le statut.
  6. Les « risques » associés au vieillissement sont couverts par une assurance-autonomie intégrée dans la sécurité sociale.
  7. Sur base de la norme de pauvreté choisie, les régions complètent le revenu par une allocation-loyer telle que son ajout aux autres revenus du ménage permette à celui-ci d’atteindre, idéalement de dépasser, le seuil de pauvreté. Le revenu imputé d’un loyer social ou d’un logement sans crédit hypothécaire est intégré dans les revenus du ménages pour déterminer si celui-ci ouvre le droit à une allocation-loyer.
  8. Enfin, les CPAS, sur base d’une grille d’analyse des besoins du type de celle préconisée par le fédéral, complètent le revenu du ménage par des aides financières ou en nature, par exemple pour permettre aux ménages à faibles revenus de faire face décemment à des dépenses liées à leur état de santé (financement d’aides-familiales, nourriture spécifique…) ou à des dépenses plus exceptionnelles (voyage de fin d’études d’un.e élève, cours de conduite…). Pour ce qui est des dépenses sociales essentielles octroyées par les CPAS – en l’occurrence en matière de soins de santé et d’accès aux études – il faut harmoniser vers le haut les pratiques des CPAS.
  9. Le seuil de pauvreté pour une personne isolée est fixé à +/- 1.300 €/mois si la personne ne bénéficie pas d’un logement social et est en bonne santé ; pour toute personne à charge ce seuil est augmenté de +/- 400 €/mois. La fixation définitive de ces seuils doit faire l’objet d’un débat contradictoire.

Certes, on peut estimer que ces orientations et les modalités d’application proposées ci-dessus vont trop loin et/ou ne sont pas susceptibles de recueillir assez de de soutiens. On peut néanmoins espérer que des pas, assez faciles dans le fond, pourront se faire dans la bonne direction :

> mettre plus l’accent dans la lutte contre la pauvreté sur la prise en compte des charges relatives aux enfants ; les mécanismes existants sont insuffisants, en particulier pour les parents qui de facto ne bénéficient pas des réductions fiscales pour enfant(s) ; une concertation fédéral-régions est ici indispensable ;

> transformer les réductions fiscales pour enfant(s) à charge en crédits d’impôt immédiatement et intégralement remboursables et les rendre forfaitaires par enfant comme on l’a fait pour les allocations familiales dans les trois régions ;

> intégrer le maximum d’aides sociales directement dans les revenus ;

> harmoniser les seuils d’accès aux aides sociales, tant en ce qui concerne les revenus pris en considération que la prise en compte des personnes à charge ;

> corriger en priorité les inégalités nées du non-accès à un logement social pour les ménages qui y ont droit.  

En tout état de cause il me semble indispensable d’apporter des réponses, celles que je propose ou d’autres, pour corriger des inégalités inacceptables entre ménages en difficultés : peut-on, par exemple, accepter que les familles pauvres soient moins bien soutenues par la collectivité quand elles ont des enfants à charge que des familles plus aisées ou tolérer que les modalités et conditions pour bénéficier d’une allocation au taux ménage soient à ce point différentes d’une législation à l’autre ?

C’est pour cela qu’il me semble essentiel de jeter des ponts entre le plan de lutte contre la pauvreté et la réforme de l’IPP, elle aussi à l’ordre du jour de la Vivaldi.

Enfin, on ne soulignera jamais assez qu’assurer des revenus suffisants aux personnes en pauvreté n’est jamais qu’une condition nécessaire mais souvent insuffisante pour assurer une pleine participation à la vie culturelle, à l’enseignement supérieur, à la prévention en matière de santé, à la vie associative, etc., et ne garantit pas non plus un accès au marché du travail.

Plus dans la note ici.

Philippe Defeyt

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