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Lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale : une politique sans objectifs régionaux ni statistiques solides, on a du mal à y croire

mercredi, novembre 12th, 2014

« 20% de la population vit en situation de pauvreté. C’est un scandale qu’on ne peut accepter dans une société aussi riche que la nôtre! » a déclaré Paul Magnette à la veille de la Journée mondiale du refus de la misère (chaque année le 17 octobre). Il a aussi à cette occasion indiqué toute l’importance d’appuyer l’élaboration et la mise en place d’Un Plan d’action global de lutte contre la pauvreté – composé d’une septantaine de mesures – avec un appareil statistique de qualité. Il est à cet égard révélateur que la section de la Déclaration de politique régionale 2014-2019 consacrée à la Lutte contre la pauvreté démarre en citant le taux de pauvreté national et non le taux de pauvreté wallon !

C’est la question statistique qui est examinée dans la dernière note de l’Institut pour un Développement Durable (IDD).

La stratégie Europe 2020

La démarche est certes peu connue mais l’Europe s’est dotée d’une stratégie Europe 2020, dans laquelle se trouvent plusieurs objectifs relatifs à l’inclusion sociale.

« La stratégie Europe 2020 présente des priorités qui se renforcent mutuellement pour faire de l’UE une économie intelligente, plus durable et plus inclusive. En ce qui concerne l’inclusion sociale les objectifs sont

● Un emploi pour 75 % de la population âgée de 20 à 64 ans

● L’abaissement du taux de sortie précoce du système scolaire à moins de 10 %

● Un diplôme de l’enseignement supérieur ou équivalent pour au moins 40 % de la population âgée de 30 à 34 ans

● Une réduction d’au moins 20 millions du nombre de personnes touchées ou menacées par la pauvreté et l’exclusion sociale

La dernière note de l’IDD s’intéresse uniquement aux objectifs directement en relation avec l’inclusion, à savoir l’emploi, l’éducation et la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale.

Stratégie Europe 2020 : les indicateurs pour l’UE28 et la Belgique

Le tableau suivant donne les valeurs de ces différents objectifs en 2013 et les objectifs à atteindre en 2020, pour l’Union européenne et pour la Belgique.


2013 Objectif 2020
Pauvreté ou exclusion sociale (1.000)
UE 122.649 97.700(e)
Belgique 2.286 1.820(e)
dont en Risque de pauvreté (1.000)
UE 83.462(e)
Belgique 1.652
Dont Très faible intensité de travail (1.000)
UE 40.189(e)
Belgique 1.190
dont en Privation matérielle sévère (1.000)
UE 48.245(e)
Belgique 561
Abandon prématuré d’études 20-24 ans (%)
UE 12,0 10,0
Belgique 11,0 9,5
Niveau d’études supérieur 30-34 ans (%)
UE 36,9 40,0*
Belgique 42,7 47,0
Taux d’emploi 20-64 ans (%)
UE 68,4 75,0
Belgique 67,2 73,2

Deux observations :

● les objectifs définis par la Stratégie Europe 2020 semblent globalement hors d’atteinte en Belgique ;

● l’Europe n’a pas mis en place, en matière de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, des procédures aussi coercitives qu’en matière de trajectoires budgétaires ; quand on voit l’importance et la rigueur de l’appareil institutionnel mis en place pour encadrer les politiques budgétaires (Traités, Directives, reportages et monitorings) et l’absence de tels dispositifs pour la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale on a du mal de penser que l’Europe est vraiment déterminée à atteindre les objectifs qu’elle s’est donnés.

Stratégie Europe 2020 : les indicateurs pour la Belgique et ses régions

Quatre observations en ce qui concerne les mêmes indicateurs et objectifs pour les 3 régions belges :

● les données régionales pour ce qui concerne les personnes en risque de pauvreté ou d’exclusion sociale ne sont plus publiées (dernières données disponibles = 2011 ) ; on peut néanmoins estimer qu’il y a en Wallonie entre 850.000 et 950.000 personnes en risque de pauvreté ou d’exclusion sociale ;

● contrairement à d’autres domaines de l’action politique, en particulier en matière de trajectoires budgétaires, il n’y a pas d’accord inter-régional sur le « partage » des « efforts » à faire pour atteindre les objectifs nationaux de la Stratégie Europe 2020 ; les régions ne se sont même pas donné des objectifs propres ;

● on voit mal comment, au vu des tendances passées et de ce que l’on sait des tendances en cours, comment la Belgique et les 3 régions pourraient atteindre l’objectif de réduction du nombre de personnes en risque de pauvreté ou d’exclusion sociale en phase avec l’objectif européen ;

● pour ce qui est des indicateurs relatifs aux études et au taux d’emploi des 20-64 ans la Wallonie est très éloignée des objectifs nationaux correspondants ; européen (moins 18% environ entre 2008 et 2020).

Passer à l’action

Se doter d’un appareil statistique digne de ce nom pour définir et accompagner la mise en Å“uvre d’un plan régional de lutte contre la misère ne sera pas chose aisée.

Mais se doter d’un appareil de statistique digne de ce nom n’a de sens que s’il y a un plan de lutte contre la pauvreté, l’exclusion et la précarité et si existe la volonté de fixer des objectifs à atteindre dans un délai donné.

A ce stade, la Wallonie ne s’est donné aucun objectif chiffré en matière de lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Et la partie de la Déclaration de politique régionale consacrée à la Cohésion sociale n’en contient pas. C’est donc par là qu’il faut commencer. Je propose à cet égard de définir

● des objectifs semblables à ceux de la stratégie Europe 2020 (par exemple moins 18% pour le nombre de risque de pauvreté ou d’exclusion entre 2008 et 2020) ; il est bien sûr souhaitable, d’étendre ces objectifs à des catégories spécifiques (par exemple les enfants, les jeunes ou les âgés) ;

● des objectifs dans des domaines connexes mais non explicitement abordés par la Stratégie Europe 2020 ; je pense, par exemple, à des objectifs en matière de diminution de la charge des loyers dans le budget des ménages pauvres, de réduction des différences entre CPAS en matière d’aides diverses (santé, études…), d’augmentation du taux d’accès mais surtout de réussite dans l’enseignement supérieur de jeunes en difficultés, etc. ; ces objectifs complémentaires devront être définis dans une démarche participative.

Dans le cadre de la perspective ainsi tracée, il faut commencer par mobiliser les moyens nécessaires pour améliorer la qualité statistique des indicateurs SILC (Statistics on Income and Living Conditions) dont la qualité est médiocre au niveau régional.

Mais la Wallonie ne peut en rester là. La note de l’IDD propose que la Wallonie étende son ambition statistique dans le domaine de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Les actions proposées :

● Compléter les indicateurs relatifs à la privation matérielle par des indicateurs de privation de l’accès à des richesses immatérielles (capital social, accès à la culture…).

● Exploiter mieux et plus complètement les banques de données « institutionnelles » comme celles du SPP Intégration sociale, du SPF Finances (les statistiques fiscales), de l’ONEM, de l’ONSS…

● Explorer et traiter des banques de données peu ou pas du tout exploitées à ce jour et susceptibles d’éclairer l’évolution des phénomènes de pauvreté, de précarité et d’exclusion. Exemples : données de l’enquête PISA (OCDE), données dont disposent les Sociétés de logement de service public (SLSP), données concernant les baux à loyer (SPF Finances) ou encore du SPF Justice en matière d’expulsions judiciaires décidées par les juges de paix.

● Structurer, publier et analyser les données disponibles – à peu de frais – sur le terrain (1ère ligne) comme dans les Relais sociaux, les CPAS, les services sociaux associatifs, les maisons d’accueil (via l’Association des Maisons d’Accueil), les CISP (Centre d’insertion socioprofessionnelle), etc. Il s’agit de ce qu’on pourrait appeler des statistiques « grises » à « blanchir ».

● Systématiser à intervalle régulier et généraliser des études sur les facteurs explicatifs de la réussite dans l’enseignement supérieur ou les études du FOREM sur les parcours d’insertion professionnelle des jeunes.

● Calculer à intervalle régulier les besoins objectivables pour mener une vie conforme à la dignité humaine. Il faut évidemment que cette démarche soit participative pour construire des budgets quotidiens qui ont du sens par rapport aux réalités vécues par les ménages pauvres.

● Humaniser un peu les statistiques par des récits de vie/de parcours de vie. Des travaux de cette nature ont déjà été menées en Wallonie. Mais la piste proposée ici est de suivre des personnes/ménages en pauvreté sur plusieurs années pour voir comment le contexte évolue et influence les parcours de vie.

Les démarches proposées ici ont un triple objectif :

● Mieux connaître diverses dimensions de la pauvreté et/ou de l’exclusion.

● Mieux connaître les réalités spécifiques à certaines catégories de personnes en risque de pauvreté ou d’exclusion sociale.

● Construire des indicateurs « précurseurs » permettant de détecter plus vite les évolutions des indicateurs de la Stratégie Europe 2020, ceux-ci ayant toujours au moins une ou deux années de retard, voire de détecter la montée en phase de nouvelles réalités et réponses.

Il est essentiel de

● élaborer le tableau de bord statistique proposé ici en étroite concertation avec les associations de lutte contre la pauvreté

● mettre ces données à disposition de tous les citoyens, de manière facile, via un site bien conçu ; cette plate-forme pourrait se construire dans une démarche collaborative.

La voie esquissée ici est ambitieuse, certes. Mais il faut oser. Oser parler de pauvreté, montrer la diversité des situations vécues, casser les idées préconçues et, mieux encore, lutter contre une conscientisation insuffisante, lacunaire.

Les orientations avancées ci-dessous sont des propositions, à discuter. Mais la mise en Å“uvre de ces propositions et/ou d’autres requiert une volonté forte et durable qui a manqué à ce jour.

Espérons que la montée de la pauvreté, de la précarité et de nombreuses formes d’exclusion créera les condition d’un sursaut en matière de lutte contre la misère, ce qui passe inévitablement par la fixation d’objectifs ambitieux. Un appareil statistique n’est qu’une condition nécessaire ; elle n’est en aucun cas suffisante pour mettre en place une telle politique.

Plus de données et d’exemples dans la note jointe.

Philippe Defeyt